Compter les coups
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Compter les coups

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Compter les coups
« le: 27 nov. 2022, 19h54 »
Elle a la gueule de la fille qui ne voudrait pas être là. Elle a un joli visage,
des cheveux pas trop mal coiffés, mais surtout, elle a une gueule à ne pas vouloir
être là, dans un commissariat de police.
« On vous a fait venir parce que votre ex s'est retrouvé à l’hôpital suite à
des coups et blessures survenus le 18 décembre… Enfin, je vous lis le rapport de
police… »

Elle baisse un peu la tête, regarde la table qui est marron et moche, mais
alors, vraiment tout ce qu'il y a de plus marron et tout ce qu'il y a de plus moche.
Elle évite de se tripatouiller les mains et ne les met pas non plus sous ses cuisses
comme elle le fait parfois : elle se dit qu'avoir les mains apparentes fait partie des
bonnes manières à avoir dans un commissariat.
«Vous vous êtes séparés en octobre, c’est bien ça ?
- Oui, c’est ça. »
Elle ne parle pas assez fort, un murmure sort tout juste de son petit
gosier de petite femme.
« Pardon ? demande le policier, un peu sèchement.
- Oui, oui c’est bien ça, reprend-elle, un peu plus fort. »

Le policier s'installe confortablement dans son siège. Il marque une
pause et annonce : « Une plainte a été déposée contre vous pour coups et
blessures. Vous risquez 10 000 euros d’amendes et 2 ans d’emprisonnement »
Lorsqu’il prononce cette phrase, le policier la regarde bien droit dans les
yeux. Il parle sans bouger les sourcils ni aucune autre partie de son visage. C'est
comme si les muscles de sa bouche s'étaient soudainement désolidarisées du
reste. Elle se dit que c'est un truc qu'ils doivent apprendre en école de police. Elle
imagine un gars qui débarque dans une salle de cours bourrée d'élèves policiers :
« Salut les gars ! Alors aujourd'hui, on va apprendre à parler en regardant bien
dans les yeux sans bouger les sourcils ! Hein, les gars, vous me suivez ? Bon, c'est
un truc un peu compliqué à faire, mais c'est un truc que quand même, ça peut
être vachement utile dans les interrogatoires, surtout pour impressionner les
jeunes filles qui n’ont rien demandé à personne.» Si elle n'était pas là, dans ce
commissariat, à risquer 10 000 euros d’amendes et 2 ans d’emprisonnement, ça
la ferait rire de penser à ça, mais là, non. Il y a tout juste une ébauche de sourire
qui se dessine et que personne ne remarque.

« Une plainte ? Contre moi ? reprend-elle.
- Oui, sinon, on ne vous aurait pas convoquée », répond le policier avec
agacement. Elle laisse passer un instant, regarde à nouveau la table marron
moche puis relève la tête.
« Mais franchement, est-ce que j'ai l’air d’une fille qui va casser la gueule de son
ex?»
Et disant cela, elle ne bouge pas un seul poil de sourcil.

1 -
Tout commença il y a quelques mois. En deux semaines, à peu près tout
ce qui constituait son existence se cassa la gueule, point par point. Au final, elle
n'opposa rien à cette force brutale qui semblait s'abattre sur elle, soit qu'elle
n'ait rien tenté pour la contrer, soit qu'elle ait tapé dans le vide.

Le premier choc fut son copain qui lui annonça que c'était fini, qu'il avait
rencontré quelqu'un il y a 2-3 semaines donc voilà. Sur le coup, elle se dit que
tout cela allait un peu vite. La facilité qu'il avait à la quitter la déconcertait : cette
rupture passait pour une banalité et il n'avait même pas réussi à cacher son
impatience à la voir pleurer, concluant ces deux années avec elle par un : C'est
bon, ça va.

« Tu l’as connue comment ? », lui demanda-t-elle un peu plus tard.
- A une soirée chez Fran » répondit-il machinalement. Sur le moment, elle ne
réagit pas, mais juste après, elle tiqua : « Mais Fran, il a plus d’appart depuis 6
mois. ». Elle sentit le trouble sur son visage, lui tenta de se rattraper :
« Ah… Je sais plus, ça devait être chez Dam...
- C’était il y a trois semaines et tu sais plus ?
- Non mais…
- C’était à la soirée de Fran, quand j’avais pas pu venir, il y a 6 mois. Ça fait 6 mois
que tu me trompes ! » Il nia mollement puis finit par avouer : oui, ils se voyaient
depuis un certain temps déjà, uniquement en journée. « En journée pendant que
je bosse pour payer le loyer », pensa-t-elle, mais alors que son ego était plus que
jamais piétiné, elle n’osa heurter le sien.

Ils s’accordèrent pour qu'elle reste à l'appart le temps de trouver autre
chose. Le semaine d’après, il lui demanda de partir d’ici la fin de la semaine parce
que sa nouvelle copine s'était fait virer de son appart. Elle tenta de réagir. « Mais
je fais comment moi ? ». Il répondit par un haussement d'épaule. Sidérée, elle le
chercha du regard, mais lui se contentait en guise de combat d’exposer toute
l'étendue de sa lassitude. Elle protesta, bafouillant que c’était pas possible, qu’on
traite pas les gens comme ça. Il se retourna enfin vers elle et lui balança que
techniquement, le bail était à son nom, donc… A cet instant, elle conclut que la
seule dignité qui lui restait était de partir, sans attendre.

Une fois dehors, elle appela une collègue de boulot qui accepta de
l'héberger pour quelques temps. Au début, elle lui signifia sa plus profonde
empathie, l'invitant à se confier avec un air entendu et compatissant. Lorsqu'elle
voulut éviter la discussion, elle sentit dans son regard déçu qu'elle devait se plier
au jeu. Elle déroula donc son histoire et laissa sa collègue la ponctuer de « oui
c'est sûr c'est pas facile » et autres « ah non mais vraiment, c'est un connard».
Au bout de deux jours, sa collègue avait épuisé ses répliques et se mit alors à
l'ignorer, puis ne cacha plus son agacement de la voir traîner chez elle. Le
vendredi, elle lui demanda si elle pouvait trouver quelqu'un d'autre pour
l'héberger le week-end parce qu'elle voulait quand même pouvoir être seule
avec son mec. Elle disait mec en allongeant la voyelle et faisant sonner le « c »:
ça sonnait comme une claque. Elle avait un mec comme d'autres une paire de
couilles.
« T'as quelqu'un d'autre chez qui tu peux dormir ?
- Oui, oui, bien sûr. Faut que je voie. » Elle n’avait personne. Elle avait
quitté Lyon pour rejoindre son copain à Strasbourg et en deux ans, n’avait pas lié
de réelle amitié.
- De toute façon, tu peux revenir lundi si tu veux. Sans souci !»

Elle se trouva pour la deuxième fois dehors avec sa valise à roulette. Elle
traversa la ville, se rendit à l’Auberge de jeunesse de la ville et y passa le week-
end, à moitié amorphe. Le dimanche soir, elle appela sa collègue ; personne ne
répondit. Elle attendit 19h45, juste avant la fermeture de l'accueil puis descendit
prolonger la réservation d'une semaine.

A partir de ce moment, son quotidien se résuma à l’entretien du
présent : se laver, aller travailler, manger, dormir et recommencer. Les questions
se percutaient en continu dans sa tête : qu’allait-elle faire ? Pourquoi en était-elle
là ? Elle ne savait si elle devait retourner à Lyon où elle n’avait plus d’attache, ou
bien rester ici, où rien ne la retenait. Elle avait envie d’ailleurs, mais ailleurs, c’est
toujours quelque part. Après tout, elle ne cherchait rien d’autre qu’une vie
supportable. Peut-être était-ce là le problème, ce manque d’ambition, ou peut-
être n’y avait-il pas de problème, juste rien à espérer.

Le jeudi soir, à la sortie du boulot, elle alla se fondre dans le vacarme de
la ville, fit quelques courses, puis sans réfléchir, entra dans la pharmacie d’à côté,
acheta du Doliprane, puis des somnifères. Arrivée à l’auberge, elle regarda dans
la notice la dose conseillée pour les somnifères, mit le triple dans un grand verre
de vin et une fois les comprimés dissous,
jeta le tout. A cet instant, en voyant l'évier engloutir le contenu de son
verre, quelque chose lâcha en elle. Elle réalisa que deux semaines durant, elle
n’avait fait que compter les coups.

2 -
L'auberge se trouvait un peu à l'extérieur de la ville, dans une zone où la
seule tentative manifeste d'embellir l’espace était des pots de fleurs, tentative
malheureusement ratée puisque les fleurs elles-même étaient moches.
Ce soir-là, elle était au bar en face de l'auberge. Elle était là, attentive à
chaque mouvement autour d'elle susceptible de la distraire d'elle-même. Le
patron essuyait les verres, un groupe de l’auberge jouait aux cartes, un vieux au
visage émacié se tenait au comptoir tandis que des gars se retrouvaient autour
d’une bière... Le bar était un ventre chaud qui grouillait de cette petite vie. Elle
avait pris l'habitude depuis quelques jours de venir ici. Elle était reconnaissante
au patron de ne lui avoir jamais posé de questions, elle qui semblait détonner
dans cet environnement. Elle l’aimait bien parce qu'il avait une moustache poivre
et sel épaisse qu’il trempait dans sa bière quand il buvait.

Son regard se perdait dans le vide puis bloqua sur une pancarte : Petit
déjeuner. Boisson chaude + tartine avec beurre et confiture. 5 euros.
« Vous avez de la confiture d’oranges amères ? »
Cette voix qu'elle entendit, elle ne la reconnut pas tout de suite comme
étant la sienne. Le patron releva la tête, un peu étonné.
« Oui, pour les petits déjeuners. Vous pouvez venir demain matin, vous
verrez, c’est sympa... »
- D'accord. » Elle s'excuserait presque d'avoir parlé, mais elle était lancée, alors
elle poursuivit :
« Et ça serait possible d'en avoir ce soir ? » Elle aurait pu rajouter qu’il n’y
avait pas grand-chose qui lui faisait plaisir en ce moment, que c’était même la
seule chose qui lui faisait juste envie depuis longtemps, mais bon, elle n’allait pas
s’étaler non plus.
« Ben, non, lui répondit-il, un peu penaud. On a des plateaux pour le soir, avec
du saucisson ou du fromage…
- Ah. Non, ça ira. » Il vit sa mine déçue, certes polie mais déçue, alors il se ravisa.
« Mais je peux peut-être faire une exception.
- C’est vrai ?
- Disons que oui. »

Elle sentit poindre en elle quelque chose de l'ordre de l'excitation, du
contentement, quelque chose du moins, qui ne soit ni de la lassitude, ni du
soulagement. Le goût amer vint réveiller ses papilles que le beurre et le sucre
enrobaient de douceur. Le patron se pointa :
« C'est drôle d'avoir envie d'un petit déjeuner. Vous êtes pas très salé ?
- Non non, ça n’a rien à voir.
- Ah ? Et ça a à voir avec quoi alors, sans vouloir être indiscret ?
- Je peux vous dire pourquoi, mais vous allez trouver ça très bête. » Il haussa les
épaules : « Dites toujours.
- Je me suis séparée de mon copain il n’y a pas longtemps. On achetait toujours
de la confiture de fraises, parce que c’était la seule qu’il aimait. J'aurais pu en
acheter d'autres, pour moi, mais… Et moi, ma préférée c’est l’orange amère.
Alors, je voulais me rappeler, voir si c’était si bon. C’est bête ce que je raconte…
- Non… C’est étrange, mais ça m'a l'air sensé. »
Sous son regard, elle se prépara une autre tartine qu’elle engouffra aussitôt.
« Alors, c’est si bon ?»
Tout en mâchant, elle lui fit signe que oui et vit alors son visage se creuser de
deux belles fossettes.
- - -
Au bout d'un moment, le patron alluma la télé. Match de boxe. Il
regardait ça tranquillement. A la violence qui se déchaînait sur le grand écran, il
opposait son calme, sa pesanteur, sa constance à porter sa bière à ses lèvres sans
quitter d'un poil l'écran des yeux. Elle regarda, prit plaisir à ce flot d’images qui
lui reposait l’esprit, puis cela finit par la captiver : les images semblant se ralentir
pour lui donner à voir la plastique des corps, l'arrondis des gestes.
C’est au milieu de cette confusion des corps que cette idée émergea : elle
voulait qu’on casse la gueule de son ex. Ce désir prenait place dans le gouffre qui
emplissait son cœur depuis des jours et il avait la saveur du fantasme. Sa libido
7était en berne, elle ne s’exprimait qu’à travers ces visions : sa mâchoire à lui
percutée par un poing, son corps plié en deux par un coup, le sang traversant en
sillon son visage. Les images se brouillaient entre elles, s’imposaient à elles
comme avant celles de sexe - bite dans sa bouche, bouche contre ses seins -, ou
celles, plus tard de mort - flingue contre sa trempe, couteau sur ses veines.

« Ça vous plaît ? La question du patron la tira de ses pensées.
- Oui, je trouve ça plutôt beau en fait.
- C’est vrai.
- Je connais pas, mais ça donne envie …
- Ah, je peux vous présenter ! Les jeunes hommes d’à côté, ils viennent du club
de boxe» Voyant son hésitation, il rajouta : « Attention, ils sont très corrects ! »
Après tout, qu’avait-elle de mieux à faire ? Elle finit sa tartine de confiture en une
bouchée et dit « OK ». L’instant d’après, elle était attablée au milieu de trois
gaillards.
Au milieu d’eux, elle se faisait l’effet d’une gamine sirotant une
grenadine.
« Alors tu t’intéresses à la boxe ? » C’est le plus costaud des trois qui prit la
parole le premier.
«Oh, je découvre. Je trouve ça beau à regarder.
- Ah ! C’est sûr, ça compte ! On croit que la boxe, c’est juste taper fort, mais il faut
trouver le bon geste.
- Enfin, quand tu te prends un pain, t’es pas trop dans l’art non plus.
- Oui, faut savoir encaisser les coups, mais aussi être précis. Donc au final, c’est
en faisant quelque de beau que tu gagnes».
Était-elle enivrée par ce flot de parole ? Ou bien était-ce la bière qu’elle enquillait
pour masquer sa gêne et qui n’avait rien d’une grenadine ? Toujours est-il que la
question qui suivit étonna tout le monde, y compris elle-même :
« Et ça vous arrive de casser la gueule à des gens, en dehors de la boxe ?
- En dehors ?… Non.
- Ça m’est arrivé avant, mais là, je me tiens à carreau.
- Pourquoi tu demandes ça ? T’as envie qu’on s’occupe de quelqu’un ? »
Les rires se succédèrent. Une déglutition, puis elle se lança :
« Je voudrais qu’on casse la gueule de mon ex. »

Le silence qui suivit ne fut perturbé que par le bruit qu’elle émit lorsqu’elle finit
sa bière. Elle leva la tête vers eux. Trois gaillards la regardaient, hébétés.
«Ben non. On fait pas ça. C’est le plus petit qui prit la parole le premier.
- Mais tu nous prends pour qui là ?
- Pour des gens gentils, répondit-elle, un peu gênée.
- Mais on casse pas la gueule des gens comme ça, pour un oui, pour un non. Il t’a
fait quoi au juste, ton ex ?
- Rien. Il m’a trompé pendant 6 mois en me laissant payer le loyer. »
Elle fit semblant de regarder, captivée, les traces laissées par la mousse de sa
bière afin de cacher sa tristesse.
« C’est vrai, c’est moche.
- Mais c’est le passé tout ça, poursuivit l’autre. Maintenant, tu vas aller de l’avant,
rencontrer d’autres gens…
- Tu verras, ça passera tout ça... »
Elle sentait une bouffée de désespoir remonter dans son cœur, elle allait se
mettre à pleurer, là, tout de suite, alors elle se redressa et dit :
« Tout ça je le ferai, un jour. Mais avant, je veux qu’on lui pète la gueule. Il m’a
prise pour une conne pendant des mois. Il m’a laissé l’entretenir, faire le lit, me
faire du souci pour lui alors qu’il couchait avec une autre. Je vais passer à autre
chose. Ces mois de mensonge et de merde, je vais me les bouffer. Mais avant, je
veux qu’il en chie aussi un peu. »

Le silence revint. Elle se préparait à partir, à dire Désolée de vous avoir dérangés,
merci beaucoup au revoir excusez moi quand le plus grand lui demanda :
« Il fait combien de kilos ton gars ? » Elle leva la tête vers lui, un peu
interloquée.
- Dans les 80 kg… répondit-elle machinalement.
- Il est du genre musclé ?
- Non, pas tellement. Il est pas maigre, mais il est plutôt dans le genre… mou.
- Il a déjà fait de la boxe, des sports de combat ?
- Non. Du sport déjà, non. Alors, des sports de combat, non plus. Il se fait casser
la gueule quand il s’embrouille avec des mecs en soirée, mais on peut pas
vraiment appeler ça se battre », dit-elle avec un sourire. Il laissa passer un
silence, comme pour soigner son effet.
« Alors tu peux t’en occuper toute seule, de ton ex.
- Hein ?
- Attends, va falloir t’entraîner, et pas qu’un peu, et accepter aussi de prendre des
coups, mais ça se fait. »

Les deux autres ne s’attendaient pas à cette sortie, mais acquiescèrent en
un murmure. Elle restait circonspecte. Elle ? Aller péter la gueule de son ex ? Elle
avait passé deux ans à lui demander d’ouvrir les bocaux, restons sérieux. Mais le
plus petit poursuivit :
« T’as déjà fait de la danse en couple ?
- Comment ça ?
- Du rock, de la salsa...
- Je faisais du folk, avant.
- Ça, ça aide vachement, pour prévoir les coups, savoir se positionner…
- Oui c’est vrai. » C’était le premier gars qui parlait à présent. « Y en a une qui a
commencé cette année, elle fait du jazz, je crois. Elle se débrouille super bien.
- Et t’as déjà fait des boulots physiques ?, reprit-il.
- Je bosse au Super de la place St Anne, donc ça fait les bras. Puis j’ai fait les
vendanges...
- Les vendanges ? Alors c’est bon ! », fit l’un. Et un autre de renchérir :
- Ah quand t’as fait les vendanges, t’as tout fait.
- On l’a fait tous les trois un été, qu’est-ce qu’on en a chié !
- Oh oui !
- Heureusement qu’on bouffait bien…
- Ah oui. Et qu’est-ce qu’on bouffait ! » lâcha l’un d’eux en un rire qui enrôla les
deux autres. Lorsque le rire commença à retomber, le costaud reprit :
« Et pour les vendanges, t’étais comment ?
- J’étais dans le milieu.
- Le milieu, c’est déjà bien, souligna-t-il. Alors, tu en dis quoi ? ». En l’absence de
réponse, il rajouta : « De toute façon, c’est ça ou rien. »

Rien, elle savait ce que c’était. Rien, c’était le gouffre dans lequel elle
sombrait, mi-larve, mi-humaine. Pour autant, elle hésitait encore :
« Mais je fais dans les 60 kg, répondit-elle. Et encore, là dedans, y a beaucoup de
graisse.
- T’inquiète, la graisse, on s’en occupe. »
Elle le regarda avec amusement : effectivement, en le voyant, on savait que pour
la graisse, on pouvait lui faire confiance.
Quelque chose se passa entre eux quatre, comme si chacun venait de
soulager son cœur. Elle hocha la tête :
« Alors c’est OK ?
- C’est OK.
- Demain, c’est à 20H, reprit un autre.
- OK. »
Elle regarda ces trois gars avec cette tendresse : c’était comme un bloc de
muscles gigantesque qui fondait sur elle.

- 3 -
« Alors, tu tapes comment toi ? »
Le tout baraqué de la veille lui demandait cela alors qu’ils se retrouvaient
dans ce gymnase froid qui sentait le caoutchouc et la sueur.
« Je tape comme une fille..., répondit-elle en haussant les épaules.
- Et ça veut dire quoi ça ? répondit-il avec un peu d’agacement. Bon, tu as le sac,
là. C’est très simple, tu tapes. »
Elle commença. Ses gestes étaient saccadés, elle semblait toujours toucher le sac
par accident, comme à deux doigts de rater la cible. Tout était brusque, gauche,
et plus elle tâchait d’être précise, plus elle rajoutait en maladresse.

Au bout d’un moment, le gars l’arrêta.
« OK. Comment tu te sens ?
- Pas très à l’aise.
- OK. Cette fois, tu vas bien prendre appui sur tes jambes, comme ça », et il se
balança à droite à gauche, comme s’il esquissait un pas de danse. Elle suivit ses
gestes, avec hésitation d’abord, puis de plus en plus d’aplomb. « Oui, voilà.
Relâche les bras aussi », et il agita les bras comme une poupée de baudruche
qu’elle imita aussitôt. « Allez, on reprend. T’as pas besoin de taper très fort. Juste
tu tapes, tu penses pas à tes bras, tu te concentres sur tes jambes,»
Elle refit le même geste et peu à peu, quelque chose se modifia. Elle avait oublié
le geste qu’elle voulait exécuter et ne percevait plus que celui qui se déployait à
présent. Un coup, puis un autre, et encore un autre, une régularité s’imprimait
en elle, comme si son propre souffle la guidait.
« Et là, c’était comment ? Cette question suspendit son geste.
- C’est mieux, je crois.
- Oui, je crois aussi, répondit-il. On continue alors, un peu plus fort, c’est tout. »

Elle poursuivit le geste initié, écoutait le bruit sourd qui retentissait à chaque
coup, s’attachait à le rendre plus puissant, elle-même plus puissante, ses bras
plus amples, son souffle plus large. Un coup, puis un autre, puis celui qu’elle
portait à présent, et le plaisir qu’elle en retirait.
« Et là ?
- Ça va là. Je suis bien.
- OK. Du coup tu vas t’entraîner avec Guillaume. » Dans le fond de la salle, un
autre gars de la veille l’accueillit d’un sourire.

Les jours suivants, tout son corps devint une surface de souffrance. Ses
cuisses redoutaient les marches à monter, et encore plus celles à descendre. Elle
se réveillait le matin avec cette sensation d’être la petite sirène avec ses jambes
plaintives. Et puis il y avait le haut du corps. Concrètement, elle n’avait plus de
bras. A la place, elle avait cette chose, dure comme du béton et dont elle ne
savait que faire. Elle avait mal quand elle se séchait les cheveux, mal quand elle
tenait son téléphone, mal aussi lorsqu’elle restait les bras ballants, mal, même
lorsqu’elle n’y pensait pas. Elle aurait voulu quelqu’un pour les lui porter, et puis
un autre pour porter toute sa peine.

Elle y retourna pourtant, comme un bon petit soldat. Peu à peu, elle
apprécia ces changements. Elle se sentait mieux dans ce corps souffreteux que
dans celui, morne, des semaines précédentes. Le soir, elle se regardait dans le
miroir de la salle de bain, s’amusait à voir ses muscles se contracter. Elle
observait, touchait ses bras avec étrangeté, comme s’il s’agissait d’une peau de
serpent, ou mieux : une peau de serpent en train de muer. Parfois, quand elle
était seule, elle ouvrait sa serviette et découvrait tout le reste du corps : ses abdo
qui se dessinaient, ses fesses rebondies, le trait saillant des muscles des jambes...
Elle ne refermait la serviette que le sourire aux lèvres : « Bonasse ! » se disait-
elle.
- - -
Croyait-elle réellement à cette idée d’aller casser la gueule de son ex ?
Oui et non. Comme elle tapait, elle avançait dans cette vie : sans se poser de
question. Elle restait à l’Auberge, le temps de donner des contours à sa propre
existence et s’arrangea avec le gérant pour, dans la mesure du possible, être
seule dans une chambre. Elle allait à la boxe un soir sur deux et profitait du
dimanche pour son intendance.

Un appel qui commença par un grand « Hé ! » la sortit de cette routine.
C’était une amie qu’elle avait connu à Lyon et qui avait bougé à Londres quelques
années auparavant. Depuis, elles ne se voyaient que rarement, le temps d’un
café. Peu à peu, une gêne s’était installée : elle écoutait son amie avec le
sentiment de ne pouvoir donner le change. A ses récits, elle n’opposait rien
d’autre qu’une vie tranquille qui se poursuivait, comme si son espace à elle s’était
rétréci. Certainement était-ce pour cela qu’elle se réjouit, bizarrement, de lui dire
qu’elle s’était fait larguer et de lui faire part du bordel qu’était devenue son
existence. Elle lui narrait ses aventures lorsque son amie lui demanda tout de go :
« J’y pense, tu fais quoi le week-end prochain ?
- Rien. Je bosse le samedi.
- Et tu pourrais te libérer ?
- Oui, j’ai une récup’ à poser, ça devrait aller.
- Ça te dirait de venir à Besançon ? La question lui parut saugrenue.
- A Besançon ? Pour quoi faire ?
- Je t’explique. En ce moment je suis à Lyon, mais je vais voir une amie là-bas. Ça
sera pratique pour toutes les deux. Ma pote est au Foyer des Jeunes Travailleurs,
j’ai pris une chambre, on pourra partager.
- Euh…
- Allez, viens, tu verras, je suis sûre que ça va être top ! »

Pour étrange que ce projet lui parut, elle se laissa tenter et son D’accord fut suivi
d’un petit Oui gracieux qui vint conclure la conversation.
Cela faisait longtemps qu’elle n’était pas sortie en ville. Elle ne se
rappelait pas que c’était si bien, comme si elle avait été confinée un temps et
avait fini par s’en passer et oublier, à la longue, l’intensité de ces moments :
14discuter à bâtons rompus, vaguement enivrée, croiser d’autres regards, goûter le
temps qui s’étire à n’en plus finir. Elle regarda ce bar à la lumière orangée dont
des sourires émergeaient, puis tapa la causette en attendant devant les chiottes,
les chiottes elle-même bruissant de toute cette vie. Cette soirée était un
plongeon dont elle ne sortait que pour y retourner.

Elle se sentit à sa place ici. Ici, elle pouvait enfin rendre les armes, arrêter
de lutter, de se battre pour simplement exister. « Gouverner est juste disposition
des choses ». Cette phrase, apprise en faculté, lui revint en mémoire. Et si se
gouverner, c’était de venir habiter ici ? Quelque chose se passa, comme un
alignement de l’espace. Cette sensation ne la quitta pas lorsque le lendemain elle
longea les bords du Doubs. « Ce pourrait être ça, ma vie. », se dit-elle
simplement.

A partir de là, tout s’enchaîna. Le temps qu’elle ne passait pas à la boxe,
elle était sur l’ordinateur de l’Auberge de Jeunesse à écumer les offres d’emploi à
Besançon. Elle s’étonnait de trouver cette énergie, elle qui auparavant, ne
s’astreignait que péniblement à un cour de yoga hebdomadaire ; on aurait dit
que sa force s’était décuplée. Au bout de deux semaines, elle eut plusieurs
entretiens et au bout de trois, elle avait du boulot pour le mois suivant. Pour le
logement, elle irait au Foyer des jeunes travailleurs, il y avait des cours de boxe
pas très loin.

Voilà. Elle allait partir. Arrivée presque au bout de l’histoire, elle ne savait
quelle en devait être la fin. Partir directement, ou passer par la case violence ?
Maintenant que cette idée un peu vaseuse devenait concrète, elle eut un
mouvement de recul. Non, bien sûr qu’elle n’allait pas le faire. Elle croyait quoi ?
Soyons sérieux… Et bien si. Elle avait beau faire rouler dans sa tête tous les
arguments contre, la violence, c’est pas bien, les coups sont l’arme des faibles,
une force irrésistible l’y poussait. Était-ce ce flot d’énergie, cette solidité qui
avaient pris place en elle et devaient trouvait un exutoire ? Peu importe, elle
poursuivait le sillon de son propre désir.
- - -
Lorsqu’il ouvra la porte de l’appart, elle eut le souffle coupé, comme si
elle rentrait dans une eau glacée. Sa nouvelle copine était absente, à sa
demande. Il lui dit qu’il avait mis ses affaires dans des sacs IKEA, pour faire de la
place, puis pour combler un silence gênant, il lui proposa un café. Ils bavardèrent
vaguement et à chaque instant, elle se disait qu’elle pouvait y aller, là,
maintenant, et puis non, son geste restait figé.

C’est lui qui bougea le premier. Il s’avança vers elle pour se resservir du
café « J’ai la tête dans l’cul aujourd’hui, t’imagines même pas... ». C’était furtif
mais elle eut le temps de sentir son odeur, et sous le coup du dégoût, elle lui
assena un coup de genou dans l’entre-jambe. Il se retrouva plié en deux, émit un
râle de douleur et la regarda, stupéfait. Puis il se jeta sur elle. Elle esquiva un
coup au visage, mais pas celui au ventre qui lui scia les poumons. Elle laissa
passer une inspiration, puis à suivante, se redressa et sans lui laisser le temps de
rien, lui envoya un pain en pleine poire.

C’était un déchaînement de violence, mais la force ne s’échappait pas
d’elle. A chaque coup, elle s’ancrait en elle, dans son corps, dans ses jambes,
faibles tout d’abord, comme au-dessus du sol, puis solides à présent : la
confiance se fit en tapant. Rien de ce qu’elle faisait n’était moral mais elle s’en
foutait. Elle en avait sa claque s’être morale, et gentille, et comme il faut. Elle
quittait ces oripeaux de bienséance de bonne petite fille, mais ne se perdait pour
autant. Au contraire, elle se rapprochait d’elle-même.
Il était assis à présent et meublait sa défaite de sonores « Putain ! ». Elle
allait partir mais quelque chose la retint : elle devait encore récupérer ses
affaires. Et s’il venait à ce moment, par surprise… Elle se pencha alors sur lui, lui
tint les cheveux et fit percuter son front contre la table. Le coup de grâce. Elle vit
alors le sang couler tout le long de sa joue.

Elle alla dans la chambre et, habile, se fraya un chemin entre les T-Shirts
sales et les cendriers pleins puis, quitta l’appart, toute parée de ses sacs IKEA.

Épilogue

« Il a eu 7 jours d’interruption temporaire de travail , reprend le policier
en suivant le procès-verbal, auxquels s’ajoutent des dégâts matériels dont une
chaîne Hi-Fi cassée…
- Mais elle était déjà cassé, sa chaîne Hi Fi ! »
Le policier est partagé entre l’agacement et la curiosité.
« Comment ça ?
- Elle était déjà cassée quand on s’est séparés… Ah c’est pour ça qu’il porte
plainte ! Il veut les sous de l’assurance !»
Le policier laisse passer un temps.
« Donc selon vous, votre ex se serait fait taper dessus pour une chaîne Hi Fi ?
- Non, il a dû s’embrouiller avec un gars et a pensé ensuite à sa chaîne. »
Le policier ne sait pas quoi répondre.
« Vous avez des preuves que la chaîne était cassée avant le 18 décembre,
quelqu'un d’autre pourrait le confirmer ?
- Euh...non » Elle avait repris la main, mais tout sembla lui échapper à nouveau,
lorsqu’un détail lui revint. « Si ! Il m’avait envoyé un mail, avec un lien, où il me
demandait de lui en racheter une. » Devant l’étonnent du policier, elle poursuit :
« Je l’avais gardé, ce mail, pour me rappeler que… c’était pas plus mal qu’il m’ait
larguée. »

Plongé dans sa réflexion, le policier tapote l’indexe sur la table marron et moche.
« Il me faudra la capture d’écran du mail. Vous savez faire ?
- Oui oui.
- Je vous donnerai l’adresse du service. »
Puis, après une petite moue d’hésitation, il conclut :
« On va dresser le procès verbal, mais au vu des éléments et s’ils venaient à être
confirmés » et il insiste bien sur ces derniers mots « ça ne va pas aller beaucoup
plus loin.».

Elle repart enfin. Elle a laissé le passé derrière elle, s’est détachée de
cette mélasse, pied après pied, et a abandonné en chemin les restes de boue qui
restaient accrochés à ses grolles. Ses pas reprennent le chemin foulé quelques
mois auparavant, ses semelles s’usent sur le même bitume. Seule une brise
légère semble distinguer ces deux moments.

Elle est là. Le vent s’engouffre dans son manteau. Pour la première fois
de l’année, on sent le printemps venir. Il fait encore frais pourtant, il n’y a aucune
feuille aux branches, aucune jonquilles n’a encore sorti le bout de son pif mais
tout est là. L’espoir, chevillé aux guibolles, la porte à présent, comme un groove
intérieur et puissant.